[n° ou bulletin] est un bulletin de
Titre : |
711 - Mai 2015 - Cannes 2015 |
Type de document : |
texte imprimé |
Année de publication : |
2015 |
Note générale : |
Edito par Stéphane Delorme
En août 1957, André Bazin passe quinze jours au Portugal. Pour le guider à Porto, un cinéaste presque inconnu du nom de Manoel de Oliveira. Un texte court des Cahiers en porte la trace (n°75) : "Les Français cette année, c’est bien connu, sont allés au Portugal. J’ai fait comme eux, mais en bénéficiant de l’hospitalité d’un cinéaste portugais, Manuel (sic) de Oliveira. Quand je dis “un”, mieux vaudrait écrire “le” cinéaste, car l’œuvre, très limitée, de Manuel de Oliveira constitue pourtant l’essentiel de ce que le cinéma portugais peut montrer d’honorable. Il est l’auteur de Aniki-Bóbó qui, dès 1944 et sous l’influence directe du cinéma italien, s’accordait au grand mouvement néo-réaliste." Oliveira, dans ses entretiens avec Antoine de Baecque et Jacques Parsi (Conversations avec Manoel de Oliveira, Cahiers du cinéma, 1996), ajoute qu’il a répondu par lettre pour rectifier qu’Aniki-Bóbó, que Bazin n’avait pas vu (il avait vu et aimé le documentaire Le Peintre et la ville), avait été réalisé en 1942 et non en 1944, et donc pas "sous l’influence directe du cinéma italien"… La rencontre est doublement magique : d’abord parce qu’elle fait un point de suture définitif entre les Cahiers et Oliveira pile à l’endroit du réalisme fondateur ; et il faut quand même imaginer qu’Oliveira a alors près de dix ans de plus que Bazin. Bazin a 39 ans et Oliveira 48. Ensuite parce qu’elle fait d’Oliveira un "néo-réaliste" avant l’heure, le cinéaste portugais n’étant décidément jamais à l’heure de l’histoire du cinéma, arrivant toujours ou avant ou après. La carrière disparate et tardive nous fait basculer dans une forme de science-fiction – lui qui est né le 11 décembre 1908 et mort cent six ans plus tard, en activité, le 2 avril 2015.
Depuis ce point de rencontre, l’œuvre s’est déployée d’une manière insaisissable. Un seul long métrage dans les années 60, trois dans les années 70, et à partir d’Amour de perdition (1979), la reconnaissance internationale et l’égrenage méthodique d’un film par an. L’adaptateur de classiques littéraires (le fameux Soulier de satin ou Amour de perdition d’après Camilo Castelo Branco), le grand historien du Portugal (avec l’étourdissant Non ou la Vaine Gloire de commander comme point culminant) ne doit surtout pas occulter l’auteur mal peigné des "petits films". Pour comprendre l’étendue de l’inspiration et l’ampleur de l’œuvre, il faut revoir les films fous des années 60 (le court métrage La Chasse, Acte du printemps) : il y a là un goût du grotesque et du bizarre, une forte influence de Buñuel qui se fera sentir toute sa vie, avec une prédilection pour le pied de nez ahurissant. À l’autre bout de l’œuvre, puisqu’il nous invite aux voyages temporels, il y a ces deux films courts, ce diptyque érotico-macabre sur les jeunes filles : Singularités d’une jeune fille blonde et L’Étrange Affaire Angelica. La "monumentalité" de l’œuvre, d’où le respect parfois distant avec lequel certains la regardent, n’est qu’un leurre : l’œuvre est labile, fuyante, maligne, profondément ironique. Elle n’est pas faite de pierre, comme un édifice, ou de marbre, mais des multiples apparences du vivant. Elle est faite de "chasses", d’"actes", d’"étranges affaires" et de "singularités".
Les grands cinéastes sont ceux qui passent des vitesses non seulement au cours de leurs films mais au cours de leur œuvre. Oliveira affole les boussoles. Il semblait changer de vitesse à chaque film, même s’il filait certains fils (par exemple les adaptations d’Agustina Bessa-Luís : Francisca, Val Abraham, Le Couvent…) ou brouillait d’un geste de la main le même tissu : celui des acteurs, ces visages familiers et aimés que nous revoyions de film en film comme le visage fidèle de son cinéma. Cette incroyable diversité, ces sauts de carpe, doivent maintenir l’œuvre vivante sous nos yeux, loin de la statue intimidante du Commandeur. Pour nommer l’ampleur de son cinéma, Raymond Bellour dans Trafic (n° 24) a lancé le mot de "civilisation" : il faut le comprendre aussi au sens où la civilisation dialectise avec la sauvagerie. C’est lui qui a su montrer (avant l’heure) le suicide actuel de l’Europe, avec l’explosion d’une cruauté inouïe du bateau-Europe à la fin d’Un film parlé. Aimer Oliveira aujourd’hui, c’est aussi garder le souvenir de sa versatilité et de sa violence provocatrices. |
Langues : |
Français (fre) |
Note de contenu : |
Sommaire :
EVENEMENT : Cannes 2015
Billets cannois Dilution / Boursouflés ? / Une année asiatique / Un festival français / Un invité (toujours) envahissant
Mia Madre de Nanni Moretti D’autres vies que la mienne, par Emiliano Morreale
Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul Le visage de Jenjira, par Kong Rithdee
Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomes Le film insomniaque de Miguel Gomes, par António Preto
Marguerite et Julien de Valérie Donzelli La science-fiction des sentiments, conversation entre Valérie Donzelli et Jérémie Elkaïm
L’Ombre des femmes de Philippe Garrel Amours clandestines, par Jean-Sébastien Chauvin
Une caméra d’actualités entretien avec Philippe Garrel
Trois Souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin Fantôme de chair, par Florence Maillard
La Loi du marché de Stéphane Brizé L’engrenage de la défaite, par Joachim Lepastier
- Cahier critique
Los Hongos d’Oscar Ruiz Navia
Casa grande de Fellipe Barbosa
Fort Buchanan de Benjamin Crotty
De Walden à Ikea entretien avec Benjamin Crotty
Notes sur d’autres films : La Cité muette / Ex Machina / Graziella / Manglehorn / Parole de Kamikaze / Refugiado / Les Terrasses / Titli, une chronique indienne
- Journal
Enquête : Printemps précoce à Marseille
Censure : Main basse sur le festival d’Istanbul
Tournage : Gabriel Abrantes cherche le bonheur
Festival : Cinéma du Réel, Tribeca & Art of the Real, Brive
Psychédélisme : Les yeux déchirés par Off the Air
Exposition : Antonioni, aux origines du pop ... et au-delà
Notes DVD : Folle de Rachid en transit sur Mars de Philippe Barassat / Edgar Morin, chronique d’un regard de Céline Gailleurd et Olivier Bohler
Notes livres : John Ford et les Indiens d’Arnaud Balvay et Nicolas Cabos / Jean-Claude Brisseau, entre deux infinis de David Vasse
News internationales, disparitions
- Au travail
- Kiyoshi Kurosawa en tournage
Kurosawa dans la chambre noire : Entretien avec Alexis Kavyrchine, chef opérateur et documents commentés par Pascale Consigny et Sébastien Danos, chefs décorateurs
- Hommage
- Manoel de Oliveira
Manoel de Oliveira, l’énigme par António Preto
L’homme et sa circonstance par Jean-Philippe Tessé
Une actrice improbable par Leonor Silveira
Manoel, je vous regarde par Luís Miguel Cintra
Lettre à Manoel de Oliveira par Diógo Doria
Sur un volcan entretien avec Valérie Loiseleux
Parole et ironie par Mathias Lavin
Jamais deux fois dans le même fleuve par Guillaume Bourgois
Pour la Maison du cinéma Manoel de Oliveira par Jacques Lemière
Le ciel est historique entretien avec Manoel de Oliveira, par Raymond Bellour et Serge Daney
- The End
Oliveira & Girls |
[n° ou bulletin] est un bulletin de
711 - Mai 2015 - Cannes 2015 [texte imprimé] . - 2015. Edito par Stéphane Delorme
En août 1957, André Bazin passe quinze jours au Portugal. Pour le guider à Porto, un cinéaste presque inconnu du nom de Manoel de Oliveira. Un texte court des Cahiers en porte la trace (n°75) : "Les Français cette année, c’est bien connu, sont allés au Portugal. J’ai fait comme eux, mais en bénéficiant de l’hospitalité d’un cinéaste portugais, Manuel (sic) de Oliveira. Quand je dis “un”, mieux vaudrait écrire “le” cinéaste, car l’œuvre, très limitée, de Manuel de Oliveira constitue pourtant l’essentiel de ce que le cinéma portugais peut montrer d’honorable. Il est l’auteur de Aniki-Bóbó qui, dès 1944 et sous l’influence directe du cinéma italien, s’accordait au grand mouvement néo-réaliste." Oliveira, dans ses entretiens avec Antoine de Baecque et Jacques Parsi (Conversations avec Manoel de Oliveira, Cahiers du cinéma, 1996), ajoute qu’il a répondu par lettre pour rectifier qu’Aniki-Bóbó, que Bazin n’avait pas vu (il avait vu et aimé le documentaire Le Peintre et la ville), avait été réalisé en 1942 et non en 1944, et donc pas "sous l’influence directe du cinéma italien"… La rencontre est doublement magique : d’abord parce qu’elle fait un point de suture définitif entre les Cahiers et Oliveira pile à l’endroit du réalisme fondateur ; et il faut quand même imaginer qu’Oliveira a alors près de dix ans de plus que Bazin. Bazin a 39 ans et Oliveira 48. Ensuite parce qu’elle fait d’Oliveira un "néo-réaliste" avant l’heure, le cinéaste portugais n’étant décidément jamais à l’heure de l’histoire du cinéma, arrivant toujours ou avant ou après. La carrière disparate et tardive nous fait basculer dans une forme de science-fiction – lui qui est né le 11 décembre 1908 et mort cent six ans plus tard, en activité, le 2 avril 2015.
Depuis ce point de rencontre, l’œuvre s’est déployée d’une manière insaisissable. Un seul long métrage dans les années 60, trois dans les années 70, et à partir d’Amour de perdition (1979), la reconnaissance internationale et l’égrenage méthodique d’un film par an. L’adaptateur de classiques littéraires (le fameux Soulier de satin ou Amour de perdition d’après Camilo Castelo Branco), le grand historien du Portugal (avec l’étourdissant Non ou la Vaine Gloire de commander comme point culminant) ne doit surtout pas occulter l’auteur mal peigné des "petits films". Pour comprendre l’étendue de l’inspiration et l’ampleur de l’œuvre, il faut revoir les films fous des années 60 (le court métrage La Chasse, Acte du printemps) : il y a là un goût du grotesque et du bizarre, une forte influence de Buñuel qui se fera sentir toute sa vie, avec une prédilection pour le pied de nez ahurissant. À l’autre bout de l’œuvre, puisqu’il nous invite aux voyages temporels, il y a ces deux films courts, ce diptyque érotico-macabre sur les jeunes filles : Singularités d’une jeune fille blonde et L’Étrange Affaire Angelica. La "monumentalité" de l’œuvre, d’où le respect parfois distant avec lequel certains la regardent, n’est qu’un leurre : l’œuvre est labile, fuyante, maligne, profondément ironique. Elle n’est pas faite de pierre, comme un édifice, ou de marbre, mais des multiples apparences du vivant. Elle est faite de "chasses", d’"actes", d’"étranges affaires" et de "singularités".
Les grands cinéastes sont ceux qui passent des vitesses non seulement au cours de leurs films mais au cours de leur œuvre. Oliveira affole les boussoles. Il semblait changer de vitesse à chaque film, même s’il filait certains fils (par exemple les adaptations d’Agustina Bessa-Luís : Francisca, Val Abraham, Le Couvent…) ou brouillait d’un geste de la main le même tissu : celui des acteurs, ces visages familiers et aimés que nous revoyions de film en film comme le visage fidèle de son cinéma. Cette incroyable diversité, ces sauts de carpe, doivent maintenir l’œuvre vivante sous nos yeux, loin de la statue intimidante du Commandeur. Pour nommer l’ampleur de son cinéma, Raymond Bellour dans Trafic (n° 24) a lancé le mot de "civilisation" : il faut le comprendre aussi au sens où la civilisation dialectise avec la sauvagerie. C’est lui qui a su montrer (avant l’heure) le suicide actuel de l’Europe, avec l’explosion d’une cruauté inouïe du bateau-Europe à la fin d’Un film parlé. Aimer Oliveira aujourd’hui, c’est aussi garder le souvenir de sa versatilité et de sa violence provocatrices. Langues : Français ( fre)
Note de contenu : |
Sommaire :
EVENEMENT : Cannes 2015
Billets cannois Dilution / Boursouflés ? / Une année asiatique / Un festival français / Un invité (toujours) envahissant
Mia Madre de Nanni Moretti D’autres vies que la mienne, par Emiliano Morreale
Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul Le visage de Jenjira, par Kong Rithdee
Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomes Le film insomniaque de Miguel Gomes, par António Preto
Marguerite et Julien de Valérie Donzelli La science-fiction des sentiments, conversation entre Valérie Donzelli et Jérémie Elkaïm
L’Ombre des femmes de Philippe Garrel Amours clandestines, par Jean-Sébastien Chauvin
Une caméra d’actualités entretien avec Philippe Garrel
Trois Souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin Fantôme de chair, par Florence Maillard
La Loi du marché de Stéphane Brizé L’engrenage de la défaite, par Joachim Lepastier
- Cahier critique
Los Hongos d’Oscar Ruiz Navia
Casa grande de Fellipe Barbosa
Fort Buchanan de Benjamin Crotty
De Walden à Ikea entretien avec Benjamin Crotty
Notes sur d’autres films : La Cité muette / Ex Machina / Graziella / Manglehorn / Parole de Kamikaze / Refugiado / Les Terrasses / Titli, une chronique indienne
- Journal
Enquête : Printemps précoce à Marseille
Censure : Main basse sur le festival d’Istanbul
Tournage : Gabriel Abrantes cherche le bonheur
Festival : Cinéma du Réel, Tribeca & Art of the Real, Brive
Psychédélisme : Les yeux déchirés par Off the Air
Exposition : Antonioni, aux origines du pop ... et au-delà
Notes DVD : Folle de Rachid en transit sur Mars de Philippe Barassat / Edgar Morin, chronique d’un regard de Céline Gailleurd et Olivier Bohler
Notes livres : John Ford et les Indiens d’Arnaud Balvay et Nicolas Cabos / Jean-Claude Brisseau, entre deux infinis de David Vasse
News internationales, disparitions
- Au travail
- Kiyoshi Kurosawa en tournage
Kurosawa dans la chambre noire : Entretien avec Alexis Kavyrchine, chef opérateur et documents commentés par Pascale Consigny et Sébastien Danos, chefs décorateurs
- Hommage
- Manoel de Oliveira
Manoel de Oliveira, l’énigme par António Preto
L’homme et sa circonstance par Jean-Philippe Tessé
Une actrice improbable par Leonor Silveira
Manoel, je vous regarde par Luís Miguel Cintra
Lettre à Manoel de Oliveira par Diógo Doria
Sur un volcan entretien avec Valérie Loiseleux
Parole et ironie par Mathias Lavin
Jamais deux fois dans le même fleuve par Guillaume Bourgois
Pour la Maison du cinéma Manoel de Oliveira par Jacques Lemière
Le ciel est historique entretien avec Manoel de Oliveira, par Raymond Bellour et Serge Daney
- The End
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